JEAN-LUDOVIC SILICANI

Asie / Etats-Unis / Europe : quel modèle pour les télécoms ?

L’IDATE a présenté, il y a quelques jours, son étude annuelle sur les télécommunications et le numérique. Il y est fait état d’un écart croissant entre un secteur des communications électroniques dynamique aux Etats-Unis et en Asie, et une Europe prenant du retard. Retard qui serait dû, depuis 20 ans, à une régulation inadaptée, trop tournée vers les consommateurs et ne tenant pas assez compte des besoins des entreprises. Se trouve ainsi posée la question du « bon » modèle de régulation.

Considérons en premier lieu l’avancée de l’Asie. Elle n’est pas une découverte et s’explique par le fait que le Japon et la Corée, notamment, ont déployé depuis plus de 10 ans, des réseaux à très haut débit dans des conditions très différentes de ce qui peut être réalisé en Europe ou aux Etats-Unis, ne serait-ce qu’en raison de la forte densité du peuplement dans les pays asiatiques. Mais il faut relativiser cette avance : au Japon, le taux de pénétration (abonnements rapportés à la population) du haut et du très haut débit est inférieur à celui de la France (27% contre 34%, selon l’OCDE).

Arrêtons-nous ensuite sur les Etats-Unis. Faut-il rappeler que, dans ce pays, une profonde fracture territoriale existe ? Elle a nécessité, il y a quelques mois, une forte réorientation du service universel. Le prix moyen de l’équivalent de nos offres triple-play, qui coûtent une trentaine d’euros, dépasse souvent 100 dollars (soit 80 euros) par mois, ce qui entraine une fracture, celle-ci sociale. Il faut par ailleurs souligner que le développement dans ce pays des réseaux à très haut débit correspond, dans une large mesure, notamment sur le marché mobile, à un rattrapage pour des opérateurs qui n’avaient pris qu’avec difficulté le tournant du haut débit au cours de la décennie précédente. Au total, on ne perçoit pas une dynamique particulière du secteur aux Etats-Unis puisque, comme l’indique elle-même la FCC (le régulateur américain), entre 2008 et 2011, le chiffre d’affaires a baissé de 7% alors qu’il a légèrement crû en France. Par ailleurs, la consolidation du secteur entre un nombre restreint d’acteurs a provoqué une baisse importante des effectifs, d’environ 20 % entre 2006 à 2011, contre une augmentation de 3 % en France. On voit là les effets de l’affaiblissement de la régulation et du caractère insuffisant de l’animation concurrentielle. Il ne s’agit donc assurément pas d’un modèle de référence.

S’agissant de l’Europe, ce serait une erreur d’analyser de façon trop macroscopique sa situation. En effet, il existe de fortes différences entre les pays de l’Union européenne. Il y a d’abord les anciens pays d’Europe de l’Est qui disposaient, voici 10 ans, d’un réseau fixe de qualité hétérogène et qui effectuent un rattrapage directement vers le très haut débit, en évitant, en quelque sorte, l’étape du haut débit. Cela conduit à de très fortes inégalités, avec la coexistence de foyers disposant du très haut débit et d’une proportion encore très importante de foyers ne disposant que du bas débit (1% seulement en France). Considérons maintenant les grands pays d’Europe (Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie, Espagne) qui sont ceux où le très haut débit a le plus de mal à démarrer, essentiellement, comme cela a souvent été dit, parce que le réseau haut débit est d’excellente qualité et à un prix très abordable, grâce à une régulation active menée tout au long des années 2000, ayant permis aux opérateurs alternatifs d’accéder aux réseaux des grands opérateurs historiques européens.

Mais, au sein de ce groupe des grands pays européens, la situation française est particulière, et regardée comme telle, avec de plus en plus d’intérêt, au niveau communautaire. D’abord la France est le seul de ces pays où le régulateur, dès 2010, a fixé un cadre règlementaire clair et complet pour le déploiement de la fibre optique sur l’ensemble du territoire apportant ainsi prévisibilité et sécurité à tous les acteurs publics ou privés. Ensuite, la France est le seul de ces pays où, à des degrés certes variables, plusieurs acteurs déploient ou ont annoncé des déploiements de fibre optique sur des territoires autres que les zones très denses. A cet égard, il faut se féliciter de la coexistence d’initiatives privées et publiques que les schémas directeurs territoriaux issus de la loi du 17 décembre 2009 relative à la lutte contre la fracture numérique ont pour objet de mettre en cohérence, dans le cadre d’une stratégie territoriale. Il faut maintenant mettre en place un pilotage stratégique et opérationnel global, au plan national. Mais, d’ores et déjà, 6 millions de foyers sont éligibles au très haut débit en France, contre 2 millions en Italie, et moins d’un million en Allemagne et en Espagne. La France est également le premier parmi les grands pays européens pour la part des abonnements (environ deux-tiers) offrant plus de 10Mbps. Enfin, s’agissant du très haut débit mobile, le régulateur, appliquant strictement la même loi du 17 décembre 2009, a retenu des objectifs très élevés d’aménagement du territoire et mis en place une forte incitation à la mutualisation des réseaux sur les deux-tiers du territoire correspondant aux zones les moins denses. On doit enfin souligner que la France est le seul des grands pays d’Europe où le chiffre d’affaires du secteur n’a pas baissé entre 2008 et 2011. Au total, depuis l’ouverture du marché il y a 15 ans, le volume d’activité a augmenté de 110 %, les prix de détail ont baissé de 15 % et le chiffre d’affaires a ainsi augmenté de 85 % en euros courants ; enfin les effectifs de l’économie numérique (ex TIC) sont passés de 300 000 à environ 1 million.

Pour assurer la poursuite de cette croissance, il faut désormais pouvoir réaliser chaque année environ 6 milliards d’euros d’investissements (estimation convergente de la fédération française des télécoms et de l’ARCEP) dans les nouveaux réseaux fixe et mobile à très haut débit et dans l’optimisation des réseaux existants. Ce niveau est tout à fait atteignable. Il est d’ailleurs inférieur aux niveaux exceptionnels de ces deux dernières années (7,5 à 8 milliards d’euros), car des investissements immatériels (achats de fréquences) ont été réalisés, ce qui ne sera plus le cas d’ici la fin de la décennie. Ce rythme d’investissement privé, complété par des financements publics (locaux, nationaux et européens), doit permettre d’atteindre les 30 à 35 milliards d’euros nécessaires, sur une quinzaine d’années, pour réaliser les nouveaux réseaux à très haut débit en fibre optique et 4 G, c’est-à-dire les réseaux de communication du XXIème siècle. Deux tiers au moins de ces dépenses correspondent à de la main d’œuvre, ce qui va induire, sur le territoire, de nombreuses créations d’emplois qualifiés qu’il faudra réussir à pourvoir. C’est un défi à relever.

En conclusion, il est souhaitable de s’interroger sur la pertinence des différents choix possibles et nous devons regarder de près ce qui se fait ailleurs, notamment en Asie, non pour imiter mais pour adapter au mieux notre régulation. C’est une façon de conserver à la régulation son caractère pragmatique, en équilibrant globalement le maintien de la dynamique concurrentielle, l’innovation et l’investissement au profit de la croissance du secteur.  Dans le jeu mondial, sachons également valoriser les nombreux atouts dont dispose la France et surmonter, en Europe, nos faiblesses désormais bien identifiées.

Jean-Ludovic Silicani, président de l’Arcep

http://www.arcep.fr/